Cette note constitue une synthèse des enseignements tirés d’un dialogue entreprises-recherche consacré à la question de la rémunération dans les organisations contemporaines. Elle s’appuie sur les travaux de la sociologue Elise Penalva-Icher, les retours d’expérience de Tenzing et les situations vécues par les entreprises participantes. Elle a pour vocation de nourrir les réflexions stratégiques des directions générales et des directions des ressources humaines, en proposant des pistes d’analyse et d’action à même de renforcer la lisibilité, la cohérence et l’impact des politiques salariales à l’heure de la réglementation sur la transparence des salaires.
Dans un contexte marqué par des tensions sociales, une accélération des mutations du travail, des évolutions réglementaires, un nécessaire partage de la valeur pour mieux rémunérer le travail, couplée à une transformation profonde des attentes individuelles et collectives, la réflexion sur la rémunération peut difficilement se résumer à une approche technique ou budgétaire. Elle engage des dimensions culturelles, politiques, organisationnelles et symboliques.
Élise Penalva-Icher est professeure des universités en sociologie à l’université Paris Dauphine- PSL et chercheuse à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso), centre spécialisé dans les articulations et transformations des régulations publiques et privées du capitalisme. Dans ce cadre, ses travaux interrogent depuis 15 ans l’investissement responsable et la responsabilité sociale des entreprises (RSE).
Les convictions clés à retenir
- Clarifier les principes et les critères de rémunération, en amont des décisions individuelles
- Assurer la lisibilité et la cohérence globale des dispositifs, pour tous les profils
- Intégrer les formes de reconnaissance collectives dans les politiques salariales
- Outiller les managers pour qu’ils soient des relais légitimes de la stratégie de rémunération
- Articuler salaire, reconnaissance symbolique et stratégie d’entreprise dans une approche unifiée
1. La complexité croissante des dispositifs de rémunération : entre sophistication et opacité
Cette perte de repères est d’autant plus problématique qu’elle intervient dans un contexte où la comparaison salariale devient permanente. Elle s’accompagne aussi d’une transformation de la demande sociale : les salariés attendent des dispositifs compréhensibles, stables, et fondés sur des principes perçus comme justes.
L’individualisation accrue, en l’absence de transparence sur les règles du jeu, peut être contre-productive : elle affaiblit la confiance, génère des tensions internes et fragilise la dynamique collective.
L’un des défis majeurs est donc celui de la clarification. Clarifier ce qui est rémunéré, sur quelle base, avec quel objectif, et selon quelle temporalité. Clarifier aussi les écarts observables et les principes qui les justifient. Cette transparence n’a pas vocation à normer ou à standardiser, mais à permettre une compréhension partagée des mécanismes en jeu.
Dans une partie des cas, le salaire, compris comme ce qui permet de vivre et la reconnaissance d’un travail bien fait, est perçu comme insuffisant (classes servicielles, fonction publique territoriale par exemple) et la valeur mal partagée, dans une autre partie, est synonyme de frustration du fait de son illisibilité.
Reste une catégorie, privilégiée, qui ne fait pas du salaire le premier facteur de motivation, mais qui, du coup attend beaucoup des à-côtés du travail dans une perspective très individualisée.
2. Le mérite en question : un principe consensuel, difficilement opérationnalisable
Le « mérite » demeure un principe structurant de nombreuses politiques de rémunération. Il légitime la différenciation salariale, justifie des pratiques de prime, d’évolution ou de reconnaissance individualisée. Mais il se heurte à une difficulté majeure : celle de son opérationnalisation concrète.
Dans les faits, peu d’organisations parviennent à définir de manière stable, partagée et compréhensible ce qu’est une performance «méritoire ». Les critères varient selon les équipes, les managers, les périodes ou les arbitrages conjoncturels. Ce flou alimente une forme de défiance, tant chez les bénéficiaires que chez ceux qui se sentent écartés.
L’individualisation du mérite devient d’autant plus problématique qu’elle est perçue comme floue ou injuste du fait de critères non-opérant. Le salarié peut douter de la sincérité des critères d’évaluation, soupçonner des logiques d’affinité, ou encore constater des incohérences entre l’effort fourni et la reconnaissance perçue. Cela engendre un effet paradoxal : un dispositif conçu pour motiver peut produire frustration, démobilisation, voire conflit latent.
Plutôt que d’ériger le mérite en principe absolu, nous gagnerons à repenser les conditions de sa reconnaissance : explicitation des attentes, clarté des critères, articulation entre performance individuelle et contribution collective, implication des acteurs dans la définition des repères. Il s’agit moins de renoncer à toute forme de différenciation que de lui redonner des fondements partagés, lisibles et légitimes.
Les critères varient selon les équipes, les managers, les périodes ou les arbitrages conjoncturels. Ce flou alimente une forme de défiance, tant chez les bénéficiaires que chez ceux qui se sentent écartés.
Pour autant, s’il faut des critères objectifs, tout ne se mesure pas. Une partie de l’appréciation d’une relation de travail et d’une performance, qu’elle soit individuelle ou collective, se base sur du qualitatif. Cela impose à l’employeur comme à l’employé à renoncer au tout quantitatif comme au tout qualitatif pour trouver un équilibre entre mesure et ressenti.
3. Reconnaître les collectifs de travail : une solution à l’individualisation croissante
Primes au mérite, objectifs personnalisés, évaluations différenciées, négociations individuelles ont profondément transformé le paysage de la reconnaissance au travail. Si ces dispositifs permettent une certaine agilité managériale et peuvent répondre à des attentes de différenciation, ils ont également contribué à affaiblir les collectifs de travail comme lieux de reconnaissance, d’identification et de cohésion. Est-ce une conséquence de l’individualisation de la société qui a conduit les DRH à ces choix L’affaiblissement du dialogue social ou la recherche de performance de chaque individu ? Toujours est-il que les attentes des collaborateurs tendent à s’individualiser, qu’il s’agisse des horaires ou des modalités de reconnaissance.
Lorsque la rémunération ne reconnaît plus ces ancrages collectifs – ou pire, les contourne –, elle peut induire une fragmentation du lien au travail.
Pourtant, loin de constituer un reliquat d’un âge industriel révolu, les collectifs de travail – métiers, équipes, services – constituent encore aujourd’hui des espaces clés de cohésion, de coopération et de stabilisation des trajectoires dans des environnements incertains.
Dans de nombreux environnements professionnels, les collectifs de métier, d’équipe ou de projet sont les structures dans lesquelles les salariés se reconnaissent le plus directement : ils y développent des compétences partagées, y expérimentent la solidarité professionnelle, y trouvent un soutien quotidien et un cadre de comparaison pertinent.
Lorsque la rémunération ne reconnaît plus ces ancrages collectifs – ou pire, les contourne –, elle peut induire une fragmentation du lien au travail. La rémunération devient alors un facteur de différenciation, parfois de concurrence, plutôt qu’un vecteur de valorisation collective. Reconnaître les collectifs de travail, c’est faire de la
rémunération un levier de renforcement des liens professionnels, en articulant les objectifs individuels avec les résultats d’un groupe ou d’une unité. Cela suppose d’intégrer dans les dispositifs salariaux des mécanismes collectifs clairs, partagés, légitimes : primes d’équipe indexées sur des indicateurs de performance collective, reconnaissance transversale dans les projets, ou encore valorisation de la contribution au fonctionnement du collectif (mentorat, entraide, soutien entre pairs).
Cela impose aux salariés ne pas accepter de passagers clandestins et d’organiser leur collectif de travail. Si cette reconnaissance s’inscrit dans une stratégie explicite, reste à se demander à quoi sert le collectif de travail dans l’organisation ? Que permet-il ? Quelles valeurs y sont attachées ? En alignant les choix de rémunération avec ces réponses, l’entreprise donne du sens à sa politique salariale. Elle redonne une épaisseur sociale au travail, souvent mise à mal par la segmentation croissante des tâches et la dispersion des repères professionnels.
Enfin, reconnaître les collectifs de travail, c’est aussi reconnaître les managers d’équipe dans leur rôle d’animation, de cohésion et d’accompagnement. C’est donner une consistance à l’espace du “nous” dans l’entreprise – entre le “je” de la performance individuelle et le “on” abstrait des grandes décisions stratégiques.
4. Le salaire comme expérience vécue : arbitrages, usages et représentations
La rémunération ne constitue pas uniquement un montant contractuel ou une ligne de budget. Elle est d’abord une expérience vécue, façonnée par les réalités de vie des salariés, leurs arbitrages quotidiens, leurs contraintes et leurs aspirations. Elle est évaluée autant à l’aune de ce qu’elle permet (accès à un logement, à des soins, à une vie sociale digne, à des projets personnels), qu’à celle de ce qu’elle fait perdre (droits sociaux, temps disponible, sécurité ou liberté).
Les échanges lors de la séance ont mis en évidence que, pour certains salariés (ouvriers/employés notamment), une augmentation salariale peut avoir des effets contre-productifs et la question n’est pas tant le salaire que ce qu’il permet, dans un contexte, rappelons-le, de faible mobilité sociale. Par exemple, elle peut entraîner la perte d’aides sociales, le basculement dans une tranche fiscale défavorable ou la remise en cause d’équilibres économiques. À l’inverse, des dispositifs comme les titres-restaurants, les bons d’achat ou les aides à la mobilité sont perçus comme plus utiles et plus directement mobilisables.
”"Un abonnement sport, c’est sympa, mais si je n’ai pas le temps d’y aller, c’est une perte. Le bon d’achat, je l’utilise vraiment."
Cette diversité des perceptions appelle une approche nuancée et segmentée. Il ne s’agit pas de personnaliser à l’excès, mais de penser des formes de reconnaissance adaptées aux profils et aux besoins exprimés, sans renier les principes d’équité. Les leviers les plus pertinents peuvent varier : sécurité pour les plus exposés, projection pour les jeunes diplômés, stabilité pour les parcours longs. Travailler sur la rémunération, c’est aussi travailler sur les représentations sociales qui y sont associées : reconnaissance symbolique, sentiment de justice, image de soi dans l’organisation. Le montant absolu du salaire n’a pas la même valeur selon que l’on est cadre dirigeant, jeune entrant, agent de maîtrise ou travailleur en situation de précarité relative. Pour certains, une augmentation salariale peut entraîner la perte d’aides sociales ou un basculement fiscal défavorable ; pour d’autres, l’accès à certains services ou avantages est plus valorisé qu’un montant additionnel sur la fiche de paie.
5. Adapter la reconnaissance aux profils : vers une approche différenciée et équitable
Comme partagé durant la séance, le sens donné à la rémunération varie fortement selon les statuts, les niveaux de rémunération, les parcours de vie et les perspectives de carrière.
Ces disparités d’usage et de sens appellent à concevoir les politiques de rémunération non comme des dispositifs uniformes, mais comme des systèmes différenciés, pensés pour être équitables plus qu’égalitaires. Il ne s’agit pas de personnaliser à outrance, mais de proposer une architecture suffisamment souple pour tenir compte des réalités de vie des salariés, sans générer de sentiment d’injustice ou de rupture de solidarité.
6. Le rôle des managers de proximité : un maillon stratégique trop souvent fragilisé
La mise en œuvre effective d’une politique salariale repose largement sur les managers de proximité. Interlocuteurs directs des salariés, ils incarnent au quotidien la parole de l’organisation sur des sujets aussi sensibles que la reconnaissance, la répartition des primes ou les évolutions de rémunération. Pourtant, ces managers sont fréquemment insuffisamment outillés, peu formés, et rarement associés en amont aux choix qui structurent la politique salariale.
Les témoignages recueillis lors de la séance ont mis en évidence le malaise de nombreux managers confrontés à la nécessité de justifier des dispositifs qu’ils n’ont pas contribué à concevoir, ou dont les critères leur échappent partiellement. Cette situation génère une double fragilité : d’une part, une perte de crédibilité vis-à-vis des équipes qu’ils encadrent ; d’autre part, une distorsion du lien de confiance entre l’organisation et ses collaborateurs.
Renforcer le rôle des managers suppose de leur donner les moyens d’assumer pleinement cette responsabilité. Cela implique : un cadre de référence clair, des repères lisibles, la possibilité d’être associés à la définition des règles du jeu, et un accompagnement dans leur appropriation. Il convient également de les former aux dimensions sociales, culturelles et symboliques de la rémunération, afin qu’ils puissent en parler avec justesse, pédagogie et légitimité.
Le manager ne peut être réduit à un simple relais d’exécution. Il doit devenir un acteur à part entière de la stratégie de reconnaissance. Ce positionnement appelle un changement de posture, mais aussi une reconnaissance institutionnelle de son rôle en tant que garant de l’équité perçue et de la qualité du dialogue au sein des équipes.
Il est essentiel, par ailleurs, de ne pas oublier que les managers de proximité sont eux-mêmes des salariés, porteurs d’attentes, d’inquiétudes ou de frustrations similaires à celles de leurs collaborateurs. Ils sont aussi encadrés, à leur tour, par une ligne hiérarchique dont le rôle est de mettre en œuvre, avec exemplarité, les principes qu’elle souhaite voir appliqués. Revaloriser le rôle du management intermédiaire dans la politique salariale, c’est rétablir une continuité concrète entre les ambitions affichées de l’organisation et les réalités du quotidien professionnel.
7. Vers une politique salariale stratégiquement alignée et culturellement assumée
Plus qu’un outil de gestion, la rémunération devient ainsi un révélateur des choix politiques de l’entreprise : ce qu’elle valorise, ce qu’elle soutient, ce qu’elle rend possible. Elle engage la parole managériale, la qualité du lien hiérarchique, et la capacité de l’organisation à faire corps dans un monde du travail fragmenté.

Quelques ouvrages et sources pour aller plus loin :
- Que sait-on du travail ?, Les presses Sciences Po, 2023
- Sortir du travail qui ne paie plus, Antoine Foucher, édition de l’Aude, 2024,
- Le dividende sociétal, un autre partage de la valeur, Eric Delannoy, éditions Dunod, 2025
- L’important d’être constant, le rôle des managers intermédiaires dans la transformation des entreprises, 2022, Tenzing Conseil
- Dares – Ministère du Travail
- L’observatoire des inégalités