Les salariés produisent plus, ils produisent mieux, le temps de travail réel a augmenté sensiblement ; bref pour certains, les confinements et la quasi-généralisation du télétravail est un don du ciel, dixit de nombreuses études récentes qui analysent cette folle période de basculement. Pourtant pour produire, il faut préalablement avoir eu des idées, créer des concepts et des solutions, inventer des produits et des services aussi. Et sur le plan de la créativité, le télétravail semblerait dramatiquement destructeur… Que faire ?
De grands pans de nos économies, et donc beaucoup de collaborateurs en entreprise et ailleurs, ont connu un changement brutal de paradigme de travail. Le télétravail plus ou moins complet s’est généralisé, au fil des confinements, pour une part importante des salariés français et européens. Les chiffres sont formels, la productivité s’est envolée, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le temps de travail s’est allongé de 5 à 30% selon les salariés concernés, selon une étude récente de la direction du Trésor. Le gain moyen de productivité était même estimé à 22 % par une étude réalisée pour la DGE dans de grandes entreprises françaises. Outre l’allongement du temps de travail et toujours selon l’étude du Trésor, c’est aussi la qualité du travail productif qui aurait sensiblement été améliorée par les nouvelles conditions de travail de certains salariés confinés. En cause la suppression des longs temps de transport, un meilleur niveau de concentration à la maison, et un espace de travail plus adapté à certains également.
//Mais voilà, produire plus et mieux, ne suffit pas toujours.
Tout d’abord parce qu’un nombre important de salariés en télétravail ont souffert et souffrent encore ; là encore les premières études sont formelles, les effets psychosociaux de ce changement de mode de travail sont légions. On méconnait encore l’ampleur du phénomène mais les premières tendances sont alarmantes : 30 % des télétravailleurs confinés estiment que leur santé psychologique s’est dégradée ; 28 % estiment que leur charge mentale a augmenté ; 39 % ont du mal à articuler temps de vie professionnelle et personnelle ; 45 % des télétravailleurs ont du mal à se déconnecter du travail, et enfin 50% d’entre eux déclarent se sentir en détresse psychologique. Bref, produire plus mais à quel prix ?
Le second point, et le propos de notre article, est un sujet finalement assez peu débattu depuis le début de la pandémie, et de l’arrivée massive du télétravail : le rôle délétère de ces nouveaux modes de travail sur la créativité générale des individus, des collectifs et des entreprises. La créativité étant la capacité de générer des idées, alternatives et solutions à un problème donné, souvent dans un contexte en mutation ; l’innovation étant plutôt la mise en application d’idées. Ces deux notions sont des processus créatifs.
//La fin des nouvelles idées ?
Selon un économiste de l’université de Stanford, Nicholas Bloom, il y a une corrélation directe entre la collaboration en personne, celle que l’on entretient dans le cadre d’échanges directs, et l’innovation ou la création. Nicholas Bloom va jusqu’à prédire que « les nouvelles idées que nous perdons aujourd’hui pourraient se traduire par une diminution du nombre de nouveaux produits en 2021« . Pour l’économiste, l’adoption générale du télétravail pourrait même générer un effondrement de la productivité mondiale et menacer la croissance économique pendant de nombreuses années.
Tout récemment, une étude israélienne menée auprès de deux cents start-up disait à peu près la même chose : 79% des entreprises interrogées estiment que le travail d’équipe et l’innovation étaient fortement ou partiellement affectés par le télétravail. « L’innovation en souffrira à long terme, estime le patron d’une start-up cité par le Times of Israël. Car l’absence de conversations à la machine à café limitera la création de nouvelles idées. »
Le professeur de gestion des RH, Jean Pralong, auteur d’une récente étude au long cours sur le télétravail, surenchérit sur le sujet : « Le télétravail déteste la créativité. Il adore les process. En situation de télétravail, la tentation est très forte de faire comme d’habitude. C’est rassurant et on maintient de cette façon l’activité. Perpétuer les routines, ne pas faire de vague est le meilleur moyen de donner de la visibilité aux personnes en télétravail total. Être créatif n’apparaît d’ailleurs pas dans les critères de ceux qui réussissent le mieux en situation de télétravail. Si le télétravail est plutôt conservateur, c’est parce que le salarié qui est dans cette situation a peu- voir aucune- possibilité d’expliquer ce qu’il fait. Et comme il faut du temps pour convaincre … Le télétravailleur n’investit pas dans l’innovation. Car il a sans doute compris que, pour être visible, il devait être lisible. »
Un autre glissement propre à diminuer la créativité des organisations en situation de télétravail est que, pendant que la productivité progresse, le sentiment d’appartenance des individus chute (dispersion spatiale, temporelle et parfois culturelle). Or, comme l’a démontré le professeur Mayo (Harvard, 1933), ce sentiment a des effets connus et positifs sur la performance, et la créativité en particulier. Mais plus largement le télétravail nuit à la transmission d’éléments complexes, et au partage des émotions : selon Fabienne Broucaret, fondatrice de la publication My Happy Job, et d’après une étude de Greenworking : « l’e-mail et la visioconférence ne sont pas performants pour transmettre la complexité : les échanges qui nécessitent des précisions, des schémas, l’affichage simultané d’une grande quantité d’informations se prêtent mal à la distance. Ensuite, la transmission des émotions est un frein majeur au « tout-virtuel » : les émotions sont en effet essentielles à la conviction, à l’influence, au relationnel, à la confiance, à l’apprentissage, au débat, à l’émulation, à l’imitation, au sentiment d’appartenance et donc au leadership et au commerce. Ce sont les émotions qui stimulent, motivent, aident à ancrer de nouvelles informations ». C’est donc tout un terreau fertile et favorable à la créativité qui nous fait défaut dès lors que le télétravail à temps plein est mis en place.
Enfin un certain nombre de salariés ont fait l’expérience étonnante de la disparition des temps morts. Le café entre deux réunions, la lecture du RER, la flânerie du déjeuner pour aller s’acheter un sandwich, tous ces temps, où l’esprit divague, et le cerveau se met en « mode par défaut ». C’est précisément pendant ces moments que, « de façon automatique et non consciente, le cerveau passe en revue des dizaines, voire des centaines de solutions aux questions que nous nous posons pour isoler les meilleures, nous explique le psychologue Yves François et le docteur en neurosciences Jérémy Grivel. Le cerveau plonge dans notre passé pour se remémorer toutes les façons dont nous avons réagi à une situation similaire, ou pour faire des liens avec d’autres événements, d’autres données. Il teste des possibilités et il construit, à partir de ce matériau ancien, un scénario nouveau, unique, adapté. ». Notre cerveau « crée » donc essentiellement pendant ces temps morts.
Dans ce nouveau cadre modifié, les nouvelles idées ont évidemment beaucoup plus de mal à être développées par les individus et les collectifs, elles ont moins de chance d’exister, elles sont moins bien mise en valeur et défendues et le risque est grand qu’elles ne soient jamais adoptées par le collectif quand elles existent; le risque majeur pour les entreprises, selon le professeur Taskin, est que les collaborateurs développent dès aujourd’hui un rapport au travail davantage transactionnel, c’est-à-dire qui se limite à délivrer ce qui est formellement attendu, tuant dans l’œuf toute forme de créativité. Une sorte de « mercenarisation » productive du salarié, moins impliqué dans le collectif humain et donc moins susceptible de créer individuellement et collectivement. Or sans nouvelles idées, pas d’innovation et donc pas de production ou d’optimisation, ni création de valeur.
Pourtant il existe des solutions ; retrouvez les dans notre prochain article sur le sujet : Productivité en hausse, créativité en berne. Et si nous n’avions bientôt plus rien à produire? Partie 2 : Favoriser la créativité, c’est possible !
Alexandre Menuel, senior advisor, expert création, marketing et communication, Tenzing Conseil
Aurélie Pecquet, directrice marketing stratégique et expérience client, Bouygues Bâtiment France Europe
Romuald Boulanger, Co-fondateur, La Vitre
Pierre Thomas Louis de Soultrait, directeur commercial, expert des solutions et interfaces digitales de travail, LG Europe
Sources : Le travail à distance - Télétravail et nomadisme : leviers de transformation de l'entreprise Patrick Bouvard, Patrick Storhaye Télétravail : Les enjeux de la déspatialisation pour le management humain Laurent Taskin The Human Problem of an Industrial Civilization Elton Mayo Pourquoi la visioconférence met-elle notre cerveau K.-O. (et comment riposter) ? Alice Galopin Une étude exploratoire de la créativité dans les organisations Kamel Mnisri, Haithem Nagati Le télétravail va-t-il supprimer la rêverie, socle de la créativité Elsa Fayner Le bureau de demain, les 7 tendances qui vont révolutionner l’environnement de travail Fabienne Broucaret Sondage CSA pour Malakoff Humanis CSA Que savons-nous aujourd’hui des effets économiques du travail ? Cyprien Batut, Youri Tabet
Envie d’en savoir plus ?