Dans un article précédent, nous faisions l’état des lieux du télétravail post-confinement, avec un constat : il s’intensifie au sein des organisations et remet en question le lieu comme l’organisation du travail. Cet article s’intéressera plus précisément au rôle des managers dans cette nouvelle ère.
Il y a encore un an, le télétravail concernait une fraction minoritaire -quoi qu’en augmentation- des salariés : environ 30% d’entre eux pratiquaient le télétravail régulièrement ou occasionnellement.
Le télétravail régulier était souhaité par près de 70% des Français en 2019.[1]
Le confinement a soudainement fait basculer la situation : la grande majorité des organisations a dû demander à ses collaborateurs de travailler depuis leur domicile, entraînant dans cette mesure d’urgence des employés et cadres novices en la matière :
59% des personnes passées en télétravail n’avaient jamais eu l’occasion de le faire avant la pandémie. [2]
Pour le meilleur ou pour le pire ? La question ne se pose pas : cette période exceptionnelle a eu des aspects positifs et négatifs, mais elle a avant tout permis d’en apprendre plus sur le management à distance.
Soulignons d’abord qu’il n’est pas possible d’assimiler à 100% le télétravail « confiné » au télétravail usuel. En effet, il a été unique en termes d’ampleur (il a concerné tous les collaborateurs, tous les jours) comme de conditions (il n’a été ni librement choisi, ni anticipé, et n’a donc pas pu faire l’objet de préparation). Ce sont pourtant ces différences qui en ont fait un excellent laboratoire du management à distance : on a pu remarquer les postures adoptées par managers et managés en cette période exceptionnelle, tester des pratiques nouvelles et mesurer fréquemment leur impact.
Quels enseignements peut-on tirer de cette période exceptionnelle pour optimiser le management à distance de demain ?
1. Bilan du télétravail « confiné » : l’impossible grand-écart des managers
Au vu des conditions difficiles qui ont entouré sa mise en place, on peut considérer que le télétravail « confiné » s’est globalement bien passé.
Plus de 70% des collaborateurs souhaitent continuer à pratiquer le télétravail après le confinement. [3]
Dans les divers sondages conduits pendant la période, les collaborateurs ont manifesté leur satisfaction générale : présence adaptée de leurs managers, connaissance claire des objectifs, pas de perte de productivité majeure et pour certains, même, une productivité accrue. La productivité globale ne semble pas avoir été impactée négativement, avec les nuances que nous connaissons : la durée particulièrement réduite de cette expérience, et le manque de recul dont nous disposons pour l’instant.
Côté managers, néanmoins, cette période s’est caractérisée par une intensification de la charge et du temps de travail, qui a concerné 40% d’entre eux. [2]
Ce bilan vient confirmer les observations de Nicholas Bloom, chercheur à Stanford, réalisées bien avant la crise sanitaire. Son expérience, menée dans une agence de voyages chinoise sur 9 mois, mettait en évidence que les salariés passés en télétravail étaient plus satisfaits et plus productifs que leurs collègues en présentiel [4]. S’exprimant sur les récents événements, Nicholas Bloom s’est pourtant montré beaucoup moins enthousiaste :
«Je crains que cet effondrement du temps de travail au bureau ne conduise à un effondrement de l’innovation. Les nouvelles idées que nous perdons aujourd’hui pourraient résulter en moins de nouveaux produits en 2021 et au-delà, réduisant ainsi la croissance à long terme.» [5]
Le chercheur n’a pas brutalement changé d’avis avec la COVID-19. Ses recherches soulignaient déjà deux notions fondamentales nuançant son propos. A partir des travaux d’Olivier Sibony, Professeur Associé à HEC, nous faisons le lien avec l’existence d’éléments « téléfragiles »* et d’éléments « télérobustes »*. Un élément « télérobuste » ne sera pas impacté négativement par le travail à distance (il pourra même être renforcé par celui-ci), contrairement à un élément « téléfragile », qui sera sévèrement menacé.
C’est d’ailleurs parce que les notions de « télérobuste » et « téléfragile » sont des faits observables que les experts ne recommandent pas le recours au télétravail généralisé pour tous les métiers, ou toutes les entreprises :
Pour François Dupuy, sociologue des organisations et professeur à l’Edhec, le télétravail à 100% est peu compatible avec les entreprises « ouvertes » où le travail est peu procéduralisé et basé sur les interactions. [6]
Les recherches de Nicholas Bloom permettent également d’expliquer en grande partie les phénomènes observés pendant la COVID (à l’exception de l’élan de solidarité entre collègues, qui résulte du contexte exceptionnel de confinement) :
- La productivité des collaborateurs n’a pas été impactée négativement, puisque le travail pendant la période était majoritairement constitué de tâches télérobustes. Celles-ci ont été formalisées et clarifiées par les managers, et consistaient à maintenir l’activité pré-existante.
- La plupart des entreprises a dû mettre de côté les tâches liées à l’exploration de nouvelles idées, bien que certaines aient tenté de les maintenir, via l’organisation d’ateliers à distance. Le rythme parfois inadapté de ces réunions, qui pouvaient être trop longues ou trop fréquentes, a mené certains à parler de « réunionite » . Pour éviter cet écueil, nous avions proposé en avril dans notre Playbook COVID des solutions d’animation d’ateliers à distance.
- Les managers ont été sur-sollicités puisqu’ils ont dû maintenir en 100% à distance des éléments par essence téléfragiles et caractéristiques du travail au bureau (comme le travail collectif, l’exploration et la cohésion au sein de l’équipe).
Une approche superficielle du problème serait de dire que la sur-sollicitation des managers résulte de leur posture « hyper-empathique » et leur « réunionite » liée à leur besoin de garder le contrôle. En réalité, la surchauffe des managers est plutôt la conséquence d’avoir tenté d’atteindre un objectif inatteignable : rendre télérobustes des éléments par essence téléfragiles tels que la collaboration et la cohésion.
2. La posture managériale de demain : un management bienveillant et responsabilisant
Pourquoi les managers ont-ils cherché à perpétuer des formes de collaboration et de cohésion à distance, malgré la surcharge que cela représentait pour eux ?
- Tout d’abord, parce que la cohésion, qui consiste à maintenir un lien social et un esprit d’équipe, était nécessaire au bien-être des collaborateurs, tout particulièrement pendant le confinement.
- Ensuite, parce que la collaboration et l’exploration sont des composantes vitales du fonctionnement des organisations.
L’idée n’est pas nouvelle : James March, en 1991, déclarait déjà que concilier exploration et exploitation est une question de survie pour une entreprise.
« Tout système a besoin de la combinaison de « l’exploration » et de « l’exploitation ». Il s’agit de concilier l’existant avec le nouveau, le déjà-connu avec le non encore connu. Une organisation qui n’innove pas est appelée à disparaître.» [7]
Cette période exceptionnelle de télétravail généralisé étant pour l’instant révolue, les managers doivent se préparer à adopter une posture adaptée à la nouvelle « normalité » :
→ Une situation dans laquelle une partie conséquente de l’équipe alternera entre présentiel et télétravail, et dans laquelle il faudra à nouveau concilier exploration et exploitation.
La posture managériale de demain consistera à optimiser l’exploitation en permettant le télétravail, et tirer le meilleur de l’exploration en conservant du temps au bureau. Le manager post-COVID a donc une double posture :
- Il doit favoriser l’exploitation à distance en adoptant une posture d’accompagnement et de suivi fréquent, avec des objectifs clairement définis. Dans cette nouvelle configuration, la posture empathique à distance n’est plus vitale : le télétravail n’étant que partiel, la dimension informelle sera plus facilement traitée au bureau. Elle devrait tout de même être maintenue dans une moindre mesure, puisque l’expérience COVID nous a montré qu’il était possible de le faire : pourquoi pas s’enquérir de la situation des collaborateurs lorsqu’ils sont à distance, comme on le ferait en face à face ?
- Il doit maintenir l’exploration en présentiel en planifiant des temps de réunion d’équipe, des ateliers collaboratifs en face à face, et en favorisant la sélection d’un ou plusieurs jours où l’équipe entière est au bureau, pour entretenir les relations informelles essentielles à la cohésion et au partage d’informations.
Le management à distance de demain sera un management de la co-construction et du partage des responsabilités, avec trois implications majeures :
- La présence des managers sur site (à l’opposé des tendances pré-COVID où les cadres étaient les plus concernés par le télétravail) ;
- Le recours à la codécision pour déterminer les jours travaillés en présentiel et à distance, ainsi que les modalités de travail, en fonction des attentes de chacun, mais aussi en fonction du métier exercé (tous les métiers ne sont pas propices au travail à distance, notamment ceux reposant majoritairement sur le travail collectif et la création) ;
- La montée en compétence des managés pour leur permettre de gagner en autonomie dans l’organisation de leur travail, en présentiel comme à distance.
Ce dernier point est essentiel : la posture collaborateur est tout aussi essentielle que la posture managériale dans la réussite du management à distance. Les collaborateurs doivent d’abord gagner en autonomie et être responsabilisés pour vivre le télétravail sereinement, sans être perdus dans l’organisation de leur journée. La preuve que certains n’y étaient pas préparés correctement et ont pu en avoir une mauvaise expérience :
33% des collaborateurs en télétravail durant le confinement déclaraient vouloir revenir en présentiel à plein temps dès que possible.[2]
Notre conclusion ? Le besoin d’interactions sociales régulières avec ses collègues reste primordial, et les maîtres-mots du management à distance restent l’anticipation et la montée en compétences.
Vous avez manqué nos précédents articles sur le sujet ? Découvrez-les juste ici :
Partie 1 : [Prospective Post-Covid] Et si les organisations résistaient au télétravail ?
Partie 2 : Le télétravail : oui ! mais pas tous les jours et pas pour faire n’importe quoi !
Article co-écrit par Kazem Tabrizi et Vincent Chevrier.
Vous souhaitez parler « management à distance de demain » avec nous ?
*Les notions de « télérobustes » et « téléfragiles » ainsi que les schémas comparatifs présents dans cet article ont été inspirés des travaux d’Olivier Sibony . Consulté à l’adresse https://www.xerficanal.com/strategie-management/emission/Olivier-Sibony-Telerobuste-ou-telefragile-le-teletravail-peut-detruire-l-entreprise_3748650.html
[1] Deloitte. (2019, juin 6). Nouveaux modes de travail : bienvenue dans l’ère du nomadisme. Consulté à l’adresse https://blog.deloitte.fr/nouveaux-modes-de-travail-bienvenue-l-ere-nomadisme/
[2] Le Monde Informatique. (2020, mai 29). Covid-19 : le télétravail en entreprise va-t-il perdurer ? Consulté à l’adresse https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-covid-19-le-teletravail-en-entreprise-va-t-il-perdurer-79258.html
[3] Malakoff Humanis. (2020, mai 6). Première vague de résultats : étude Télétravail en confinement. Consulté à l’adresse https://newsroom.malakoffhumanis.com/actualites/en-complement-de-son-barometre-annuel-sur-le-teletravail-malakoff-humanis-presente-les-resultats-de-la-premiere-vague-de-son-etude-teletravail-en-confinement-fb78-63a59.html
[4] Harvard Business Review. (2017, 11 avril). Pour augmenter la productivité, laissez plus de salariés travailler de chez eux. Consulté à l’adresse https://www.hbrfrance.fr/magazine/2015/01/5933-pour-augmenter-la-productivite-laissez-plus-de-salaries-travailler-de-chez-eux/
[5] Stanford University. (2020, 17 avril). The productivity pitfalls of working from home in the age of COVID-19. Consulté à l’adresse https://news.stanford.edu/2020/03/30/productivity-pitfalls-working-home-age-covid-19/
[6] 20minutes. (2020, 18 juin). Déconfinement : Après trois mois de télétravail, l’heure du retour au bureau a sonné . Consulté à l’adresse : https://www.20minutes.fr/economie/2801907-20200618-deconfinement-apres-trois-mois-teletravail-heure-retour-bureau-sonne
[7] RSE Magazine. (2019, 8 octobre). James March : entre exploitation et exploration. Consulté à l’adresse https://www.rse-magazine.com/James-March-entre-exploitation-et-exploration_a3436.html