Article co-écrit avec Elliott Ellis
Dans un contexte de travail à distance généralisé pour ralentir la propagation du virus Covid-19, les futurs des modes de travail arrivent au cœur des discussions. Les tiers-lieux (fermés pour le moment #restezchezvous) semblent s’affirmer comme une solution qui permettrait d’accompagner ces changements au-delà des grandes villes et de répondre en partie à la fracture numérique et sociale.
En juillet 2019, le Ministère de la Cohésion des Territoires a lancé un appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Nouveaux lieux, nouveaux liens » révélant un plan ambitieux : identifier d’ici 2022, 300 tiers-lieux, les futures « Fabriques de Territoires » qui bénéficieront d’un financement sur 3 ans pour lancer ou pérenniser leur activité.
Inspiré du rapport « Faire ensemble pour mieux vivre ensemble » qui met en lumière l’apport des tiers-lieux pour (re)construire les tissus économiques locaux et (re)créer du lien social, l’Etat dédie 45 millions d’euros pour contribuer au développement des tiers-lieux sur l’ensemble du territoire français.
En février 2020, le gouvernement a annoncé une première vague de résultats : 80 projets ont été identifiés pour être financés. Une nouvelle vague est attendue en juin.
La lumière projetée sur les tiers-lieux nous a amenés à nous interroger : quels sont les ingrédients nécessaires à ces nouveaux espaces pour apporter des réponses aux enjeux de dynamisation économique et sociale des territoires sur lesquels ils s’installent ?
Diversité d’acteurs, unité de lieu
Le concept de tiers-lieux apparait avec la publication The Great, Good Place de Ray Oldenburg en 1989. Il s’intéresse aux lieux qui ne sont ni des lieux de travail ni le domicile. « The Third Place », traduit par « tiers-lieu », est un endroit hybride à la croisée de l’espace public et privé, qui rassemble une multitude d’acteurs autour de problématique(s) commune(s).
Les tiers-lieux se caractérisent généralement par 3 points-clés :
- La volonté de répondre à un (ou des) enjeu(x) de société ;
- La dimension collective du projet, structuré autour de cet espace ouvert à tous;
- L’objectif de favoriser le travail collaboratif (faire-ensemble) et les échanges entre des publics différents, qui se côtoient mais ne se fréquentent pas (vivre-ensemble).
Les Tiers-lieux sont des espaces physiques pour faire ensemble (coworking, campus connecté, atelier partagé, fablab) et sont les nouveaux lieux du lien social, de l’émancipation et des initiatives collectives. Ils sont également des lieux de formation, d’apprentissage, et de pédagogie.
Extrait de l’AMI « Nouveaux lieux, Nouveaux liens »
Pour ces raisons, les tiers-lieux forgent un terreau fertile d’innovation sociale et de création de lien. Ils présentent ainsi un potentiel de dynamisation économique et sociale des territoires et offrent une réponse aux enjeux de notre société : la maîtrise du numérique, l’apprentissage « par le faire », le travail indépendant, les nouvelles pratiques créatives et collaboratives, la transition écologique…
«Pour moi, la société du faire c’est la nouvelle égalité des chances. On ne regarde pas le diplôme ou le capital on regarde qui fait et l’utilité de ce qu’il fait »
Responsable d’un tiers-lieu, cité anonymement dans le rapport « Faire ensemble pour mieux vivre ensemble »
Le rapport a identifié plus de 1800 tiers-lieux en France, répartis entre deux dominantes : fablab ou coworking. Les fablabs sont généralement des espaces de production mutualisés quand le coworking met à disposition de bureaux et d’espace de travail partagés.
On peut se demander si parler de « tiers-lieux » est adéquat quand, dans certains espaces de coworking, chaque entrepreneur travaille sur son projet sans création de liens avec ceux qui l’entourent ; où les différents acteurs se croisent, se côtoient, mais ne se rencontrent pas…
Avant de se lancer…
Un tiers-lieu qui fonctionne c’est avant tout un tiers-lieu qui répond à un besoin identifié sur le territoire d’installation (par exemple, réduire la fracture numérique ou renforcer le lien avec la population des seniors) et qui s’ancre dans un écosystème pensé localement.
L’étude des besoins des acteurs du territoire est un prérequis pour s’assurer du bon fonctionnement et la pérennité d’un tiers-lieu, afin d’éviter de créer une coquille vide qui répond certes à une tendance, comme le coworking, mais déconnecté des réalités du terrain.
La recette d’un tiers-lieu qui fonctionne
Au-delà de cette condition sine qua non de l’ancrage dans les besoins de son territoire, nous avons constaté que la recette d’un tiers-lieu qui fonctionne comporte trois ingrédients-clés :
- Un modèle économique hybride
- Une gouvernance partagée (et évolutive)
- Une animation dynamique
1. Modèle économique hybride
Les tiers-lieux peinent à trouver un modèle économique stable et dépendent souvent de subventions ; or l’objectif de l’AMI est clair, l’Etat s’engage à donner une impulsion, mais ne souhaite pas les soutenir de manière pérenne.
Un modèle économique hybride permet de diversifier les sources de revenus, entre fonds propres, publics ou privés, conséquemment de réduire les risques de dépendance à l’argent public.
Pour ce faire, proposer une offre de services adéquate présente à la fois un défi et un levier d’indépendance, d’autant plus si le tiers-lieu favorise son autofinancement.
2. Gouvernance partagée évolutive
Répondre aux enjeux d’un territoire donné ne peut être l’apanage d’un seul acteur : les citoyens, les pouvoirs publics, les acteurs de la formation, les jeunes et moins jeunes en formation ou encore les entreprises…
Proposer à l’ensemble des acteurs concernés de participer à la gouvernance du tiers-lieu leur permet d’incarner différemment leur implication dans le développement économique et social de leurs régions. C’est aussi prouver que le faire-ensemble est possible : réunir les acteurs locaux autour d’un tiers-lieu pour échanger autour de leurs besoins permet de faire émerger un écosystème adapté à chaque région, profondément local, dédié à la mise en valeur des ressources et savoir-faire de chaque territoire.
« Projeter mécaniquement dans les territoires des dispositifs dont le modèle économique est celui du cœur des métropoles est voué à l’échec. »
Responsable d’un tiers-lieu, cité anonymement dans le rapport « Faire ensemble pour mieux vivre ensemble »
Certains acteurs pourraient néanmoins contester l’idée d’introduire des entreprises ou des élus dans la gouvernance, quand il s’agit de préserver une dynamique citoyenne. Mais est-ce forcément incompatible ? Un tiers-lieu citoyen accompagné par les pouvoirs publics pourra renforcer sa capacité d’action, un tiers-lieu privé qui intègre une représentation citoyenne s’ouvrira à l’écoute des besoins de la population cible…
Intégrer différents acteurs se fait progressivement, parallèlement à la croissance du tiers-lieu et à la hauteur de l’investissement de chaque partie prenante. C’est également à chaque tiers-lieu de définir les rôles de chacun dans sa gouvernance partagée. Un tiers-lieu qui fonctionne, c’est un modèle participatif mais aussi évolutif.
3. L’animation dynamique ou la clé de l’attractivité
La valeur d’un tiers-lieu repose sur sa capacité à former une communauté et à maximiser les échanges. L’objectif est qu’en quelques années le tiers-lieu devienne un lieu incontournable du territoire, un lieu à la fois de passage et de résidence, d’innovation sociale et de rencontre ; du faire, du vivre et du agir ensemble.
Les activités et les services proposés demeurent au cœur de la réussite d’un tiers-lieu, et forment également le levier de son indépendance économique, que nous évoquions plus haut. Ils permettent de renforcer l’attractivité du lieu, de surcroit quand le tiers-lieu propose des services nécessaires à la population locale. L’animation est un vecteur-clé de la création de lien dans l’écosystème local qui se rassemble autour du tiers-lieu.
Exemple de services proposés dans des tiers-lieux (Panorama Nouvelle Aquitaine 2019)
« Pas de tiers-lieu sans communauté ! Pas de communauté sans valeurs partagées ni services partagés ! Pas de valeurs partagées sans animation ! Pas d’animation sans un lieu adapté et des outils facilitants »
ou le « Pas de bras, pas de chocolat » des tiers-lieux
Citation extraite de « Faire ensemble pour mieux vivre ensemble »
Le rapport « Faire ensemble pour mieux vivre ensemble » insiste ainsi sur la professionnalisation du poste d’Animateur de tiers-lieu, sur qui va reposer la dynamique d’animation, l’ancrage territorial et partenarial, la communication autour du projet, l’aménagement de l’espace, etc., en lien fort avec les porteurs de projet et les différents acteurs du territoire.
Les 4 enjeux-clés à venir pour les tiers-lieux
- Stabiliser le fonctionnement
- Accompagner le changement des modes de travail
- Favoriser la mobilité
- Démocratiser l’accès et l’usage du numérique
1. Stabiliser le fonctionnement
Dans les années à venir, les tiers-lieux vont devoir stabiliser leur fonctionnement : le modèle économique, la gouvernance ainsi que le maintien d’une animation dynamique. L’étape d’après : réussir à se structurer en réseaux. Sous l’égide d’un mouvement national en cours de création, créer des maillons de tiers-lieux locaux, intercommunaux et régionaux permettra d’asseoir leur pérennité.
L’ancrage territorial mis en réseau s’avère crucial pour accélérer les dynamiques d’innovation, accroître les échanges, diffuser et essaimer les bonnes pratiques… mais aussi pour éviter de créer des tiers-lieux qui deviendraient des espaces creux ou à l’abandon. L’outil ne crée pas l’usage : créer un espace de coworking en Haute-Marne, même à la pointe de la technologie, sans qu’il existe un besoin réel pour cet espace sur le territoire sera vain.
2. Accompagner le changement des modes de travail
La résistance face aux nouveaux modes de travail était un défi pour les tiers-lieux qui se finançaient principalement avec du coworking. Néanmoins, la pandémie de Covid-19, qui a fait du télétravail une norme pour une grande majorité de Français, certes sous la contrainte, devrait faciliter un bond en avant. Cependant, la pérennisation du travail à distance suppose de résoudre les nouveaux problèmes qu’il soulève : isolement des travailleurs, renforcement des inégalités d’accès au numérique et difficulté à préserver les barrières vie professionnelle / vie personnelle.
Pouvoir télétravailler ailleurs que chez soi est une solution que le tiers-lieu apporte et peut accompagner. Les tiers-lieux proposent ainsi un cadre – conçu pour être agréable -, un ensemble de services adjacents, une animation pour contribuer à créer du lien… Ils ont vocation à devenir des maillons intermédiaires au sein des territoires permettant de structurer les changements des modes de travail : télétravail, freelance, augmentation de la mobilité pour raisons professionnelles…
Les pouvoirs publics n’ont plus qu’à prendre le train en marche, à l’instar de Ludovic Mendes, député de la Moselle : « Je pense que les élus doivent accompagner, valoriser et utiliser les espaces de coworking. À Metz, ma permanence parlementaire est installée dans un espace de coworking (…). Les espaces de coworking amènent proximité, facilité, adaptabilité et cela s’adapte très bien à notre fonctionnement. »
3. Favoriser la mobilité
Réussir à positionner le tiers-lieu comme un maillon local, un intermédiaire au plus proche des bénéficiaires et de leurs besoins amène à réfléchir aux problématiques de la mobilité.
L’AMI insiste sur la création de tiers-lieux en zone rurale, en phase avec la stratégie gouvernementale de redynamisation de la ruralité, où les enjeux de création d’activités économique et de lien social sont encore plus forts.
Dans les zones rurales, les migrations pendulaires domicile-travail souvent effectuées en voiture, peuvent être très longues. Permettre à certains travailleurs de télétravailler dans un tiers-lieu pourrait contribuer à réduire leurs trajets quotidiens.
Le tiers-lieu, installé plus proche de la ville peut également aider à réduire les freins psychologiques au déplacement vers la ville et contribuer à lutter contre les problèmes de mobilité, si le tiers-lieu s’inscrit dans une démarche conjointe de développement du territoire, dont les transports font partie. Installer un tiers-lieu sans penser l’écosystème autour est un effort certain, mais qui ne va pas au bout de l’initiative.
4. Démocratiser l’accès et l’usage du numérique
La fracture numérique concerne aujourd’hui 20% de la population : « 13 millions de Français se sentent sans aucune capacité numérique – non pas qu’il n’a pas accès à Internet chez lui ou au travail – mais parce qu’il ne sait pas se servir d’Internet et qu’il ne sait pas faire les démarches de base comme se déclarer sur Pôle emploi, déclarer ses impôts » a déclaré Cédric O, secrétaire d’Etat chargé du numérique.
“L’illettrisme numérique”, souvent perçu comme une fracture générationnelle, révèle en réalité un fossé culturel et de compétences. Le Baromètre du numérique 2019 en cite 3 ensembles : les compétences instrumentales, structurelles et stratégiques : savoir manipuler les outils, savoir structurer une recherche et pouvoir chercher une information utile.
Faire des tiers-lieux la porte d’entrée du numérique dans les territoires périurbains et ruraux oubliés nécessite des actions conjointes avec les acteurs de la formation et de l’innovation, pour proposer un accès aux outils mais aussi la possibilité de monter en compétences. Cela contribue à plus d’égalité en termes de compétences numériques. L’Etat a insisté sur cet aspect avec la volonté de financer plus les « Fabriques numériques de territoires ».
Le désengagement de l’Etat en question
Face à l’engouement autour des tiers-lieux et le succès de l’AMI, des voix s’élèvent : les tiers-lieux ne doivent pas se substituer au service public. Malgré tout, des citoyens, las des promesses politiques, prennent en main l’avenir de leurs territoires et se placent en renfort des collectivités.
Après des décennies de politique d’aménagement du territoire aux mains de la puissance publique, ce sont aujourd’hui les citoyens qui, devançant l’État et les collectivités locales, s’empressent d’organiser les infrastructures et l’accès au numérique dans leur territoire.
Extrait de la conclusion du Rapport Faire Ensemble pour Mieux Vivre Ensemble
Si les tiers-lieux semblent apporter une réponse intéressante aux problématiques des territoires, comment garantir qu’il ne s’agisse pas que d’un effet de mode ? Est-ce que le positionnement de l’Etat – comme facilitateur des initiatives citoyennes – sera suffisant pour résoudre les problématiques de développement économique et social des territoires périurbains et ruraux de France ? Le développement économique et social d’un territoire s’envisage sur le long-terme et nécessite des solutions pérennes. Si l’on peut espérer que la dynamique des tiers-lieux se maintienne, il est nécessaire que les collectivités se mobilisent auprès des citoyens pour les accompagner dans la structuration de leurs projets, pour que les tiers-lieux puissent incarner cet idéal de l’aménagement des territoires, de la valorisation des savoir-faire locaux et de la création de lien.
Et les entreprises dans tout ça ?
Comme nous l’évoquions sur la gouvernance partagée, le développement territorial concerne tous les acteurs de son territoire et n’exclut pas les entreprises; elles peuvent même en bénéficier.
Les tiers-lieux matérialisent une plateforme pour mettre en valeur les entreprises, les TPE/PME, de chaque territoire : production, industrie, artisanat local, agriculture etc., ils participent à créer des espaces propices pour leur permettre de faire connaitre leurs métiers, les formations liées et donc favoriser l’emploi.
Ces entreprises, qui constituent le tissu économique local et détiennent un savoir-faire, viennent parfois à manquer de personnel qualifié, comme les métiers de l’industrie qui peinent à recruter des apprentis pour transmettre leurs savoir-faire. Elles gagneraient donc à se connecter à d’autres acteurs du territoire, comme les acteurs de formation ou de l’apprentissage.
Prendre part à la gouvernance d’un tiers-lieu offre une manière complémentaire de s’impliquer localement et de proposer un appui précieux aux autres acteurs de son territoire. Le Village by CA dévoile un concept prometteur : le modèle d’essaimage vise à dupliquer à travers la France leurs incubateurs, portés par les Caisses régionales du Crédit Agricole, afin de créer des écosystèmes d’innovation locaux.
Les entreprises ont donc aussi un rôle à jouer, pour participer ensemble à une création de valeur qui ne soit plus uniquement économique.