Alors qu’elles évoluent dans un environnement économique en perpétuel bouleversement et au sein duquel la capacité à innover et la créativité sont devenues le principal moteur de compétitivité, les entreprises sont amenées à repenser leur organisation hiérarchique. « Libération », tel semble être, pour certaines d’entre elles, le maître-mot de cette transformation. Mais qu’est-ce qui conduit les entreprises à opter pour moins de hiérarchie ? Quels en sont les moteurs, les leviers et les implications ?
Qu’attendent les entreprises d’une transformation vers une organisation hiérarchique plus libre ?
La libération au-delà du concept, c’est l’opportunité d’aligner une intention et la manière dont elle prend corps au quotidien… d’autant plus pour les dirigeants qui détiennent le pouvoir
Thibaut Guilluy – Associé fondateur de Tenzing Conseil
A l’heure de « l’employeurabilité », les raisons qui poussent les entreprises à se lancer sur le chemin de la libération résident principalement dans le partage des richesses et du pouvoir, qu’elles érigent en condition de la réussite de leur transformation. Les organisations pionnières en la matière, loin de succomber à un effet de mode, se caractérisent par leur volonté d’aligner les valeurs qu’elles défendent avec la réalité du vécu au travail.
Pour celles qui se sont dotées d’une raison d’être sociétale, c’est même l’opportunité d’ajuster leur organisation en vue d’accroître la performance dont elles font preuve dans la réalisation de leur mission. Cela passe par la mise en place de modes de travail qui intègrent la notion de « plénitude », c’est-à-dire qui favorisent « l’être soi » en s’affranchissant des obstacles à la prise d’initiatives. En principe, l’instauration d’une autogouvernance accélère la prise de décision au service de l’optimisation de la poursuite de la mission et peut être un levier d’amélioration de l’expérience collaborateur.
Chez Tenzing, nous avons entamé ces réflexions il y a plus de 3 ans, au moment de notre création. Nous avons placé l’humain au cœur de notre modèle et tenons à faire vivre un environnement où la mixité des profils peut s’exprimer pleinement. Ce mode d’organisation nous a paru être le plus à même de susciter l’engagement des collaborateurs et de libérer les énergies au service de notre raison d’être : l’égalité des chances. Aujourd’hui, plutôt qu’une « entreprise libérée », j’estime que nous poursuivons l’objectif d’un modèle de type « entreprise apprenante » qui reprend les grandes lignes de la libération en accentuant la dimension connaissance et apprentissage. Cela s’explique avant tout par les freins à l’autogouvernance auxquels nous faisons face, lesquels proviennent essentiellement de ce que le partage du pouvoir peut être ressenti comme une perte par certains et, corrélativement, de la réticence d’autres à occuper l’espace ainsi laissé libre.
S’il est attendu d’un mode d’organisation libéré un accroissement considérable de la performance de l’entreprise et de la motivation des collaborateurs, ainsi que des avantages certains pour le dirigeant, il n’est pas sans induire des bouleversements pour l’ensemble des acteurs de l’entreprise.
Un questionnement indispensable pour le dirigeant : quelle est ma motivation profonde d’une telle transformation ?
Une transformation de cette ampleur est toujours et nécessairement impulsée par le patron ou les dirigeants auxquels est dévolu l’exercice du pouvoir. Selon F.Laloux, la sincérité des intentions et la capacité de remise en question du dirigeant (personnelle et collective) sont proportionnelles à la réussite de la transformation.
Dès lors, la démarche d’introspection préalable du dirigeant doit être considérée comme inéluctable. Vous êtes dirigeant ou vous connaissez un dirigeant qui veut lancer son entreprise sur la voie de la libération ? La première étape avant de se (re)mettre en action consiste à donner un mandat à un collègue, un ami ou encore un psychologue, qui devra pousser le dirigeant à répondre à la question suivante : qu’est-ce qui, dans le fond du fond vous donne envie, vous motive à vous transformer ?
Outre ceux qu’elle promet à l’organisation dans son ensemble, la libération est porteuse d’avantages tangibles pour le dirigeant.
Fondamentalement, l’établissement d’un modèle moins hiérarchique permet de rompre avec l’isolement du dirigeant.
Ce mode d’organisation est, en premier lieu, le seul à rendre possible l’existence d’une responsabilité véritablement collective. En effet, aujourd’hui les managers et dirigeants sont la cible d’injonctions contradictoires : d’un côté, on leur demande de lâcher prise, de partager voire déléguer le pouvoir décisionnel ; de l’autre, on se tourne instinctivement vers eux en cas de dysfonctionnements et/ou de mauvais résultats. La libération porte en elle l’ambition d’une responsabilité partagée, qui apparaît comme un remède à ce paradoxe.
En outre, elle offre le plaisir au dirigeant de retrouver des relations saines et profondes avec l’ensemble des collaborateurs, aux antipodes des rapports parfois teintés de méfiance que peut connaître celui qui assume le pouvoir. De ce fait, elle améliore l’efficacité de la prise de décision, qui est à mettre en perspective avec les délais encore nécessaires dans les organisations hiérarchiques. A titre d’exemple l’entreprise Burtzorg est parvenu à décider en 24h de la modification de la rémunération des heures supplémentaires, alors qu’une telle décision aurait pu prendre 3 à 6 mois au sein d’une organisation pyramidale.
Enfin, l’organisation libérée permet au dirigeant de retrouver un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Partager le pouvoir l’autorise à la fois à se ménager des moments de déconnexion mais aussi à se recentrer sur des activités à plus forte valeur ajoutée pour son entreprise.
Concrètement si vous vous demandez encore « qui a décidé ça ? », il est de temps de changer de question pour se demander plutôt « quel est notre problème et comment on va le résoudre ? »
Frédéric Laloux – auteur de Reinventing organizations
Pour travailler l’être soi, nous avons fait le choix chez Tenzing de cultiver des relations honnêtes et transparentes avec les dirigeants, lesquels décident pourtant seuls de notre progression. Après deux années au cours desquelles nous avons appris à « dire » et à « écouter » sans se sentir heurté par les propos tenus et échangés, nous avons collectivement décidé d’aborder plus frontalement la question de l’incidence du pouvoir dans nos relations entre managers et associés.
Comment procéder pour rendre fructueuse cette démarche de transformation ?
La première conviction peut s’énoncer de la manière suivante : il faut s’abstenir d’user de certitudes. Aucun modèle standardisé de libération de l’organisation hiérarchique ne saurait fonctionner. Au contraire, chaque modèle est unique et sa cible doit se construire à partir d’expériences partagées et de tentatives dont beaucoup pourront se révéler infructueuses.
Néanmoins, il existe une boîte à outils susceptible d’aider celles et ceux qui aspirent à plus de liberté à enclencher une dynamique positive grâce à des progressions rapides et successives. Se lancer dans cette transformation revient, in fine, à adresser trois thématiques : la raison d’être, le contrôle et l’être soi ou plénitude. Dans un élan, F. Laloux livre son regard sur la question de l’égo et des modèles de réussite pour les « dirigeants héros » : s’il y a un aspect addictif à être consulté sur tout, au long cours cela ne peut pas fonctionner. Et l’auteur de conclure, esquissant un sourire : « très concrètement, par exemple, la boîte à outil invite le dirigeant à ne pas prendre la parole en premier pour ouvrir une discussion et à ne pas toujours la terminer non plus ».
Frédéric Laloux
« La raison d’être va bien au-delà d’une mission positive. La ‘raison d’être évolutive’ décrite par les dirigeants dans le livre Reinventing Organizations souffle au dirigeant puis à l’organisation tout entière la direction à prendre. C’est une invitation externe pour l’entreprise à l’humilité et à se mettre dans une posture d’écoute. »
Une fois l’initiative lancée et le dirigeant engagé sur la bonne voie, la première étape pour un groupe qui souhaite changer doit être d’apprendre à se connaître bien au-delà de la seule qualité de salarié. Cela implique notamment de s’exercer à prendre une décision collective dès lors que le chef ne décide plus unilatéralement. Il est également crucial de créer du lien et des échanges entre pairs, y compris avec des personnes en dehors de l’organisation.
La nécessité de prendre en considération certains points d’attention.
Comme pour toute transformation, il serait irraisonnable de se lancer sans avoir préalablement identifier les bonnes pratiques existantes. Sur ce point, F. Laloux s’étonne du nombre d’organisations qui se lancent dans l’aventure de la libération de façon naïve.
A minima, il importe de réfléchir à 3 aspects clés pour fonctionner au quotidien avec moins de hiérarchie : le processus de prise de décision via l’advice process (cela fonctionne chez Burtzorg avec 14 000 personnes), le processus de gestion des conflits par la modération à 3 niveaux et la mesure de la performance.
Pour un dirigeant, libération ne rime pas avec dépossession : selon notre expérience, la libération progressive doit s’effectuer dans un cadre clair qui précise un certain nombre d’attributions, dont certaines seront logiquement exercées par le dirigeant.
Au sein du cadre ainsi tracé, il apparaît nécessaire de travailler sur la notion de « légitimité pour décider ». Chacun doit pouvoir trouver sa place, se sentir légitime et responsable des décisions qui lui reviennent en fonction de son expérience et de ses compétences. Pour déterminer qui prend la décision et favoriser ce sentiment de légitimité, il convient de respecter un principe de subsidiarité : la décision doit être prise au plus proche du problème qu’elle entend résoudre.
En somme, je demeure convaincu que, loin de se résumer à un enjeu de bienveillance, cette transformation vers plus de liberté constitue une étape incontournable pour les entreprises qui entendent susciter chez leurs collaborateurs la motivation nécessaire à assurer les mutations dont elles ont besoin. Daniel Pink, dans son bestseller DRIVE, la vérité sur ce qui nous motive, identifie 3 leviers de motivation : l’autonomie, le sens et l’augmentation des connaissances. Intrinsèquement, les deux premiers font partie de l’organisation libérée. Se pose en définitive la question, trop souvent éludée, de l’acceptation du temps long par ceux qui se lancent dans une telle démarche. Celle-ci suppose pourtant de remettre en cause un fonctionnement pyramidal profondément enraciné dans nos vies et nos organisations.
Enfin, il est intéressant de remarquer que les entrepreneurs sociaux semblent se saisir du sujet avec plus d’envie que les grandes entreprises. Ce n’est pas totalement une surprise si on accepte l’idée que fondamentalement la libération, par sa réponse à une raison d’être sociétale, interroge le capitalisme dominant. Tenzing et d’autres ont fait le choix de modèles capitalistiquement hybrides (social JV, SAS détenue par une association visant à encadrer les dividendes) pour dépasser les contradictions et accélérer les mutations sociétales à l’œuvre.