Le 20 avril 2023 a eu lieu la 6e cérémonie de remise des Prix Tenzing de l’Égalité des chances à la Maison des métallos. Thierry Keller, co-fondateur du média Usbek & Rica, a animé une table ronde sur le thème du contrat social réunissant Nicole Notat (NN), Présidente de l’Association Coup de Pouce – partenaire de la réussite à l’école & ancienne Secrétaire générale de la CFDT, Jean-Laurent Cassely (J-L C), essayiste et co-auteur de La France sous nos yeux, Olivier Babeau (OB), économiste et co-fondateur de l’Institut Sapiens, et Cléa Martinet (CM), Directrice du Développement durable de Renault Group. Les intervenants ont interrogé les limites du rôle de l’entreprise : entre mutations profondes de leur organisation, notamment pour réussir la transition écologique et justifier d’une utilité sociale, et la crise du sens au travail pour les salariés. Y a-t-il possibilité de convergence entre intérêts individuels & intérêts collectifs ?
Le rapport au travail a fortement évolué ces dernières décennies. « Dans le post modernisme d’aujourd’hui, nous sommes toujours très attachés à l’idée de confort, mais nous ne voulons plus sacrifier notre loisir. C’est un contraste très fort avec la conception qu’en avait les anciennes générations précédentes » (OB). Plus que jamais le travail est considéré comme aliénant et les loisirs comme une libération.
Plus récemment, ce phénomène s’est accentué. La “grande démission” – ou plutôt le “quiet quitting” aux USA – ont gagné du terrain en France, renforcés par la crise de la Covid19. « Cette crise du travail s’est massifiée et nous la voyons partout. Même dans des métiers qui jusque-là avaient été épargnés. Cette demande de sens remonte et pas seulement dans les bureaux… » (J-L C).
Cette demande est d’autant plus pressante que notre économie, largement fondée sur le service et des chaînes logistiques dont nous faisons usage quotidiennement, repose sur un travail vécu comme pénible et déshumanisant de tout un « back office ». Dockers, livreurs Amazon, Uber ou Deliveroo… Tous ces travailleurs invisibles sont nombreux, leur travail n’est pas apprécié à sa juste valeur et ils font souvent face à des conditions dégradées. « C’est le nouveau prolétariat du XXIème siècle qui ressurgit. » (OB).
La RSE, renforcée en 2019 par la loi Pacte, a conduit à modifier deux articles du Code civil quasi inchangés depuis 1804 et « a mis en droit ce qui était déjà présent dans certaines entreprises » (NN). Mais ce changement n’a pas suffi pour redonner du sens aux travailleurs.
Car bon nombre d’entreprises sont responsables de l’actuel état des faits. Leur recherche de profit avant tout les conduit à rejeter la responsabilité sur le consommateur alors que la commercialisation de nombre de leurs produits devrait exiger qu’elles « [aient] le courage de dire non et de retirer leur produit ou de le rendre inaccessible à ces consommateurs » (OB).
Face aux manquements éthiques de certaines entreprises qui entretiennent la défiance des travailleurs, c’est bien l’ensemble des entreprises qui ont bien du mal à répondre aux besoins de sens de leurs collaborateurs et c’est là que repose le problème. En effet toute mesure visant à rétablir la confiance et le sens dans l’entreprise doit d’abord passer par les salariés. « Il faut qu’ils se sentent être dans une entreprise qui correspond à leurs valeurs et qui vaut le coup qu’on s’y investisse. » (NN).
A ce titre, le cas de Renault est assez éclairant. Le constructeur automobile a dû faire face à une double crise. Tout d’abord la disruption de ses chaînes logistiques. Confronté au temps long du secteur de l’industrie automobile qui s’est développé sur le même modèle depuis plus d’un siècle, Renault doit se réorienter pour répondre à l’arrivée de nouvelles chaînes de valeur. A cela s’ajoute une crise de leadership à la suite de l’affaire Carlos Ghosn. La réponse de Renault a été d’intégrer le développement durable dans son plan stratégique, dans une approche de décarbonation « cradle to grave » qui vise la neutralité carbone en 2040 en Europe. Cette transformation du produit passe par celle, nécessaire, de l’entreprise et de ses métiers. Pour cela jusqu’à 240 heures de formation sont accordées aux salariés concernés par l’électrification, la circularité et la connectivité des véhicules, afin de maintenir leur employabilité, et « cela a renforcé l’acceptabilité de la transformation de l’entreprise par tous » CM. Ce cas donne à voir comment l’accompagnement et la formation sont clés dans la transformation des entreprises.
Les entreprises doivent prendre en charge de plus en plus d’aspects du contrat social et c’est normal. « Si on demande tant de choses à l’entreprise, c’est que depuis 20 ans ce ne sont plus les états qui sont les moteurs de l’innovation, mais les entreprises. » (J-L C). Le contrat de travail est appelé à se rapprocher du contrat social, cependant ce processus ne va pas se faire sans heurts. Les contraintes et les arbitrages qui l’accompagnent sont inévitables mais doivent se faire dans la transparence.
Fort de ce dialogue, la conclusion fut laissée à Tenzing qui a souligné le besoin impératif d’une transition du modèle d’entreprise prédominant vers un modèle plus responsable qui prend en compte, non seulement l’engagement de ses parties prenantes mais aussi sa responsabilité vis-à-vis de l’environnement et de la société. Les entreprises doivent désormais inclure les paradigmes sociaux et écologiques dans leurs décisions, sur lesquelles elles ont un devoir de transparence et de sincérité.
Pour relever les défis des enjeux sociaux et environnementaux et réaliser ce changement de modèle, Tenzing a identifié trois grands chantiers :
- La répartition de la valeur, aux collaborateurs mais également à l’environnement et la société. Elle est un indicateur à la fois de la solidarité, des conditions de travail, et des moyens que les entreprises sont prêtes à consacrer à la transformation de leur modèle d’affaires.
- La mise en cohérence de la transition sociale avec la transition écologique. Il s’agit de trouver les travailleurs prêts à exercer les métiers qui émergent et les valoriser pour garantir une transition juste.
- La recherche de la convergence entre les intérêts individuels et collectifs, essentielle pour motiver les salariés d’une société à la rendre plus juste et plus durable.
Ultimement, c’est un nouveau modèle d’entreprise qui se dessine. Ces principes en constituent les fondations. On ne peut que saluer les efforts des compagnies qui vont déjà dans ce sens mais, pour parachever ces efforts, il faut également changer les critères de succès des entreprises en prenant en compte, non plus seulement leur chiffre d’affaires, mais aussi leur impact positif sur la société.